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Christine Aubert-Maguéro, la musique et le droit

Bonjour, peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Christine Aubert-Maguéro, je suis avocate en droit de la propriété littéraire et artistique, très spécialisée dans le domaine musical. J’exerce depuis une quinzaine d’années.

peux-tu présenter ton travail ?

Je vais évoquer mon travail dans la musique car c’est le plus représentatif de mon activité.

Je défends les intérêts des artistes, des producteurs indépendants, des managers et, de manière générale, de tout acteur de la musique, à l’exception des maisons de disques, des tourneurs et des majors éditoriales compte tenu du conflit d’intérêts potentiel que cela pourrait représenter par rapport à mes clients.

Dans le cadre de mon activité de conseil, je rédige et négocie des contrats. J’essaie d’être la plus pédagogue possible en expliquant à mes clients les enjeux de ce qu’ils signent, les usages et plus généralement le fonctionnement de l’industrie musicale.

Je m’occupe également de contentieux, c’est-à-dire de procédures judiciaires dans des affaires de plagiat (contrefaçon de droits d’auteur ou de droits voisins) ou lorsque des contrats n’ont pas été exécutés par une partie, etc. Ce pan de mon activité est passionnant mais extrêmement chronophage.

Pourquoi as tu fait des études de droit après le bac ? Tu savais déjà vers où tu souhaitais aller ?

Franchement, je ne me suis jamais dit que je serai avocate un jour et j’ai fait des études de droit un peu par hasard, plutôt par élimination de matières qui ne me plaisaient pas spécialement comme les mathématiques ou l’économie.

Maintenant, c’est vrai que mon père m’a toujours dit que, même toute petite, je prenais toujours la défense des « parties faibles » contre les Goliath, j’ai toujours ressenti le besoin de les « sauver », ça me prenait aux tripes. Pour l’anecdote, quand je regardais un match de foot à la télévision, comme je n’y connaissais rien, je repérais l’équipe en difficulté et donc susceptible de perdre et je décidais systématiquement que c’était cette équipe qu’il fallait soutenir.

je cherchais un stage et une connaissance qui travaillait dans un petit label de musique (racheté plus tard par Sony Music) m’a proposé de le faire chez eux. Ça a été une révélation. Je n’ai plus quitté ce milieu et j’ai décidé d’accompagner ceux qui me paraissaient les plus fragiles économiquement

Comment (et pourquoi) tu t’es dirigée vers l’accompagnement des artistes ?

Là encore c’est un peu par hasard, je cherchais un stage et une connaissance qui travaillait dans un petit label de musique (racheté plus tard par Sony Music) m’a proposé de le faire chez eux. Ça a été une révélation. Je n’ai plus quitté ce milieu et j’ai décidé d’accompagner ceux qui me paraissaient les plus fragiles économiquement, c’est-à-dire les artistes et les producteurs et éditeurs indépendants.

Tu (le cabinet que tu as cofondé) t’occupes pas uniquement de l’univers musical, mais vu de l’extérieur tu travailles principalement avec des artistes musicaux, vous avez des plasticiens, des peintres, des sculpteurs, des scénographes, des rédacteurs, des réalisateurs dans vos clients ? et si non pourquoi ?

Oui avec mon associée Julie Dejardin nous travaillons dans d’autres domaines comme l’audiovisuel, le théâtre ou la danse, mais le cœur de notre métier reste la musique. Je pense que lorsque tu es avocat, tu as toujours une dominante dans ton activité qui se crée naturellement car tes clients viennent te voir grâce au bouche à oreille donc ils viennent plus ou moins tous du même milieu.

Tu travailles beaucoup (mais pas que) avec des artistes dit de “musique urbaine” (j’ai horreur de ce terme fourre tout), c’est un choix ? ou c’est parce que c’est le genre le plus présent en France ces dernières années ?

Alors c’est un peu les deux.

Quand j’ai commencé mon activité, je travaillais pour un avocat très réputé dans la musique qui était passionné de musique classique russe et qui était devenu l’avocat des héritiers des plus gros compositeurs russes (Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian, Kabalevski…) et ça me fascinait.

Consciemment ou inconsciemment, j’ai reproduit ce schéma. J’ai baigné dans la culture hip-hop dès mon adolescence et j’ai toujours écouté beaucoup de « musique urbaine » (moi non plus je n’aime pas trop ce terme…). Ce n’est donc pas un hasard. Et défendre les artistes et producteurs de musique urbaine est important pour moi car c’est une musique et plus largement une culture qui a été souvent décriée, qui est mal aimée par les médias et peu organisée alors qu’elle a un poids économique colossal aujourd’hui dans l’industrie musicale.

Et par ailleurs, la musique urbaine est effectivement la musique la plus populaire du moment et donc celle que les maisons de disques veulent le plus signer, si bien qu’inévitablement j’ai beaucoup de clients dans ce domaine.

Quand on pense musique urbaine et avocats, on pense (souvent à tort) aux démêlés que certains peuvent avoir avec la justice et les forces de l’ordre, est ce que cela rentre aussi dans ton domaine d’expertise ?

Non pas du tout, je ne fais pas de droit pénal.

je n’ai jamais ressenti de misogynie dans mes rapports avec mes clients. En revanche, dans mes rapports avec certains confrères ou interlocuteurs masculins de maisons de disques, il m’est arrivé de constater une volonté de me rabaisser à ma condition de femme

Etre une femme dans le milieu juridique, c’est assez courant, par contre le milieu de la musique est assez masculin et misogyne, pas de soucis pour se faire entendre, respecter, écouter ?

C’est vrai que c’est un milieu très masculin (et j’espère qu’il y aura de plus en en plus de femmes dans le rap à l’avenir) mais paradoxalement je n’ai jamais ressenti de misogynie dans mes rapports avec mes clients. En revanche, dans mes rapports avec certains confrères ou interlocuteurs masculins de maisons de disques, il m’est arrivé de constater une volonté de me rabaisser à ma condition de femme, mais du coup cela n’a rien à voir avec le milieu urbain, juste malheureusement le reflet de la société.

A titre personnel, tu préfères le conseil en amont avec tes clients ou régler les contentieux (à l’amiable ou devant une cour) ?

C’est très différent car quand tu fais du conseil, en principe c’est pour construire des projets donc il y a des choses très positives derrière.

Le contentieux fait suite à des litiges entre parties, c’est beaucoup plus difficile à vivre pour ces dernières et cela peut déteindre sur toi. Après, juridiquement encore une fois c’est passionnant car tu vas vraiment au fond des choses et puis j’aime beaucoup plaider, même si ça peut être un exercice un peu stressant.

ne pas focaliser sur le fait de faire un « tube », cela ne sert à rien et il n’y a aucune recette pour créer un tube de toute façon.

Si tu devais n’en donner qu’un, quel est le conseil que tu pourrais donner à un (jeune) artiste qui souhaite se professionnaliser ? (à part contacter ton cabinet)

Bien s’entourer, c’est la base. Et être sincère dans le processus de création, ne pas chercher à ressembler à d’autres artistes, à être la nouvelle Angèle ou le nouveau Ninho par exemple. Et ne pas focaliser sur le fait de faire un « tube », cela ne sert à rien et il n’y a aucune recette pour créer un tube de toute façon.

J’ai pu voir sur les réseaux que pas mal de tes (vos) artistes vous font parvenir des récompenses (disques d’or et autres), laquelle t’a le plus fait plaisir ? et pourquoi ?

Elles m’ont toutes fait plaisir car c’est une reconnaissance de mon travail et mon implication donc cela me touche beaucoup.

Au début des années 2000, l’industrie musicale a connu une révolution avec le téléchargement en ligne et une seconde quelques années plus tard avec les plateformes de streaming, comment les différents acteurs que tu côtoies ont appréhendé ce changement de paradigme ?

Il y a eu de grosses frayeurs à l’époque, et la première réaction a été de se protéger en sanctionnant et, d’une certaine manière, en niant le phénomène. Les plus visionnaires, ceux qui ont choisi d’embrasser le nouveau système et de l’intégrer totalement, comme Believe par exemple (distributeur à l’origine exclusivement digital) ou les plateformes de streaming financées par la publicité puis les abonnements, ont tout gagné.

la question de la rémunération de l’exploitation digitale est encore problématique car inéquitable aujourd’hui, 20 ans après…

Après s’est posée la question de la rémunération des artistes et des producteurs indépendants par les maisons de disques pour les exploitations digitales, car une telle rémunération ne pouvait logiquement être identique à celle du physique, les maisons de disques ayant beaucoup moins de frais dans le digital (pas de dépenses de fabrication, pas de SDRM à payer car cela est pris en charge par les plateformes, pas de stocks n de frais de transport, etc.). Sachant que la question de la rémunération de l’exploitation digitale est encore problématique car inéquitable aujourd’hui, 20 ans après…

Quelle sera selon toi la prochaine révolution (technique, sociétale ou autre) qui impactera la musique ?

Je ne sais pas quelle sera la prochaine révolution musicale mais je pense que tout ce qui permettra aux indépendants de ne plus, justement, être dépendants des majors, permettra de rétablir l’équilibre et aura un impact fort sur l’industrie.

D’un point de vue technique, la blockchain et les NFT peuvent apporter un nouveau mode de consommation et de rémunération de la musique, mais non seulement il y a beaucoup d’incertitudes juridiques les concernant, mais encore on ne sait pour l’instant s’ils vont se généraliser et devenir une tendance mainstream ou rester un phénomène de niche.

Ta plus belle/drôle/triste/enrichissante (au choix) expérience avec un artiste ?

Je m’occupais des intérêts d’un artiste et de son producteur et nous avions signé un contrat de licence avec la plus grosse major du disque française. Celle-ci n’a pas su développer l’artiste et, après un album vendu à 10.000 exemplaires, leur a rendu leur contrat sans ménagement. Mes clients, dépités, n’ont eu d’autre choix que de continuer seuls l’exploitation de leurs enregistrements via la plateforme de distribution Zimbalam (équivalent aujourd’hui de Tunecore ou Distrokid), donc uniquement en digital puisqu’ils n’avaient plus de distributeur physique et sans aucun soutien promotionnel et marketing.

Et là, quelques mois après, ils sortent un tube qui explose les scores !

Sur ce, la même maison de disques revient pour leur demander de les re-signer… Autant dire que c’était jouissif, quasiment ma meilleure négo à ce jour…

Tu te vois où dans 20 ans ? 

Je ne me projette jamais, donc nulle part.

Et le monde de la création et le monde du droit qui va avec dans 20 ans ?

Un monde 100% digital dans lequel les acteurs du droit auront contribué à rééquilibrer le rapport de force entre les différents acteurs de l’industrie.

Et le monde tout court dans 20 ans ?

Ravagé par les problèmes climatiques mais du coup avec des gens plus conscients de l’urgence à préserver la planète.